La sorcellerie et les sorciers chez les romains (1)

1ère partie

Conférence du 7 février 1904 faites au musée Guimet par M. R. Gagnat. Membre de l’institut.
Source : Bibliothèque Nationale de France.

Tous les peuples, tous les siècles ont connu la sorcellerie. En vain, dans l’évolution des croyances, les religions ont changé; en vain les dieux les plus fameux ont été détrônés pour faire place à de nouvelles déités; en vain la philosophie a tenté d’épurer les idées, de combattre l’ignorance, de substituer la sagesse à l’irréflexion et à l’absurdité :
les sorciers ont été plus puissants que les prêtres ou les philosophes; leur art a toujours eu des adeptes parce qu’il flatte deux besoins impérieux de la faiblesse humaine, la croyance instinctive au surnaturel et ledésir d’assouvir à tout prix ses passions.Aussi bien les pratiques magiques remontent-elles à l’antiquité la plus reculée. « Les sciences physiques, a écrit M. Maury, n’étaient à l’origine qu’un amas de superstitions et de procédés empiriques qui constituaient ce que nous appelons la magie. L’homme avait si bien conscience de l’empiré qu’il était appelé à exercer sur les forces de la nature que, dès qu’il se mit en rapport avec elles, ce fut pour essayer de les assujettir à sa volonté.
Mais, au lieu d’étudier les phénomènes afin d’en savoir les lois et de les appliquer à ses besoins, il s’imagina pouvoir, à l’aide de pratiques particulières et de formules sacramentelles contraindre les agents physiques d’obéir à ses désirs et à ses projets. Tel est le caractère fondamental de la magie. Cette science avait pour but d’enchaîner à l’homme les forces de lanature et de mettre en notre pouvoir l’oeuvre de Dieu, Une pareille prétention tenait à la notion que l’antiquité s’était faite des phénomènes de l’univers. Elle ne se le représentait pas comme la conséquence de lois immuables et nécessaires, toujours actives et toujours calculables; elle les faisait dépendre de la volonté arbitraire et mobile d’esprits ou de divinités dont elle substituait l’action à celle des agents mêmes. Dès lors, pour soumettre la nature, il fallait arriver à contraindre ces divinités ou ces esprits à l’accomplissement de ses voeux. Ce que la religion croyait pouvoir obtenir par des supplications et des prières, la magie tentait de le faire par des charmes, des formules, des conjurations. Le dieu tombait sous l’empire du magicien ; il devenait son esclave et, maître de ses secrets, l’enchanteur pouvait à son gré bouleverser l’univers et en contrarier les lois.

Les Romains n’ont pas échappé à la règle générale; ils ont connu les magiciens et les sorcières; ils avaient recours à leur assistance aux beaux temps de la République, comme aux derniers jours de l’Empire; grands ou petits, citadins ou campagnards, provinciaux ou habitants de la ville éternelle, nul n’était au dessus de cette faiblesse.

Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire des croyances romaines, on rencontre des pratiques magiques. Les gens les plus cultivés de ces âges reculés étaient fermement persuadés que les personnes, particulièrement les êtres faibles, comme les enfants, les terres, les animaux, pouvaient être ensorcelés par des paroles ou par des gestes. Les uns voulaient connaître ces gestes ou ces paroles pour pouvoir nuire à leur voisin, si tel était leur intérêt; les autres trouvaient nécessaire de ne pas les ignorer pour pouvoir, au cas où ils auraient à souffrir de quelque maléfice, en détourner les effets. Et cela est conforme à l’origine même de la religion romaine qui était ce qu’on a appelé l’animisme, c’est-à-dire le morcellement infini des forces de la nature, forces dont on ne pouvait triompher, que l’on no pouvait diriger que par des incantations et des sortilèges. Toutes ces divinités, dont nous parlent les vieux auteurs, qui présidaient aux différents actes de la vie et de l’activité humaine : celles qui avaient empire sur les hommes, comme Cunina, la fée du berceau, ou Stativa, la fée qui dresse l’enfant ferme sur ses jambes; ou celles qui veillaient aux choses de la campagne, Segetia, qui fait croître les moissons, Mellonia, qui protège les abeilles et Bubona, la, patronne des boeufs, sont de ces puissances qui ont toujours été, sous un nom ou sous un autre, visées par les enchanteurs. De là, chez les anciens Romains, les amulettes pendues au cou des enfants et des animaux dans des boules creuses ou dans des sachets; de là les clous enfoncés à l’endroit où était tombé un épileptique pour le guérir de son mal; de là les charmes qui détournent la grêle ou qui rendent stérile le champ voisin. Les choses étaient même, paraît-il, poussées à un tel point que le législateur dut intervenir. Les lois des XII tables avaient édicté des peines contre les auteurs de maléfices. Naturellement ces défenses restèrent sans effet sur les croyances, parce que ce sont questions sur lesquelles on ne saurait utilement légiférer. Avant comme après, on continua à recourir aux sortilèges et aux procédés de la magie.

Ce fut bien pis encore vers la fin de la République et sous l’Empire quand Rome eut été envahie par les démons de l’Orient et par leurs dévots. L’ancienne magie italique s’enrichit, se complique des apports de la magie perse, de la magie juive, de la magie égyptienne. A côté et au lieu des noms sacrés qu’on invoquait auparavant, on s’adressa, dès lors, au dieu des Hébreux sous ses nombreux vocables : Iaô, Sabaoth, Abriaô, Adonaï; on invoqua Jacob, Abraham, Moïse, Salomon, les archanges; ou encore Isis, Osiris et le dieu à tête d’âne Typhon-Seth. Les sorciers de l’Occidentse mirent à l’école de leurs confrères de Chaldée, d’Asie Mineure ou de Thessalie ; les femmes donnèrent avec fureur dans les pratiques occultes — et non point seulement les femmes du vulgaire mais celles de l’aristocratie; les hommes,les empereurs eux-mêmes s’y laissèrent aussi gagner. D’un bout à l’autre du monde la religion la plus honorée fut celle qui avait pour ministres les magiciens et les sorcières.

C’est dans cette religion que je voudrais vous faire pénétrer quelques instants.

Et d’abord, qui étaient ces sorcières et ces magiciens? Nous connaissons surtout les sorcières par des poètes, Horace, Ovide, Tibulle, qui avaient eu, disaient-ils, à souffrir de leur intervention et dont elles avaient contrarié les amours. Il n’est pas étonnant qu’ils nous les peignent sous des couleurs assez peu flatteuses: c’est leur vengeance.

Pour eux, donc, elles ont tous les défauts. Physiquement, elles sont repoussantes : leur vieillesse, leur saleté, leur laideur en font des êtres à part; leurs dents sont fausses,leurs cheveux aussi; elles aiment le vin plus que de raison; elles se prêtent à tous les métiers, pourvu qu’on les paie.

Horace nous parle de plusieurs d’entre elles : Sagana, Veia, Folia et surtout sa grande ennemie qu’il désigne sous le nom de Canidia et qui, paraît- il, s’appelait Gratidia. Il nous la montre, elle et Sagana, errant à Rome, dans les nécropoles de l’Esquilin, pendant la nuit, pour ramasser des ossements et des plantes vénéneuses poussées au milieu des tombeaux. Vêtues d’une robe noire, les cheveux épars, elles glissent en hurlant dans les ténèbres; leurs faces blêmes sont effrayantes ; elles évoquent au milieu du silence Hécate et Tisiphone; autour d’elles rôdent les serpents et les chiens infernaux, si bien que la lune sanglante, pour ne pas voir ces impiétés, disparaît derrière les grands sépulcres. Tout d’un coup un bruit insolite vient les effrayer; et les voilà qui s’enfuient à toutes jambes à travers le cimetière semant sur leur route, l’une ses dents, l’autre sa perruque, les herbes qu’elles avaient cueillies et tout l’appareil de leur profession.

Ovide, de son côté,nous conduit chez une autre, dans quelque réduit sombre caché au fond d’un quartier populeux de la capitale. La femme se nomme Dipsas, « la vipère » ; et elle mérite bien son nom, dit le poète. Elle n’a jamais vu, ajoute» t-il, la mère de Memnon, c’est-à-dire l’Aurore, sans être grise. Sa chambre est le rendez-vous des emmes de vertu facile, au milieu desquelles elle pontifie.

« Elle fait un sacrifice, raconte le poète, à la déesse du silence—ce qui ne veut pas dire qu’elle soit silencieuse. Des trois doigts de la main elle prend trois grains d’encens et les glisse sous le seuil à l’endroit où une souris s’était creusé un passage secret. Puis, murmurant des incantations, elle attache avec un plomb aux sombres reflets des bandelettes magiques et tourne dans sa bouche sept fèves noires. Alors elle brûle sur le feu une tête d’anchois qu’elle a enduite de poix et percée d’une épingle. Elle verse aussi du vin à terre; ce qui reste dans le vase, elle le boit, elle ou ses compagnes, mais surtout elle. Ainsi soit clouée, s’écrie-t-elle, la langue de nos ennemis. Et elle sort en titubant ».

C’est bien là le type classique de la sorcière; telles nous nous figurons les sorcières de Macbeth ou celles qui tiennent leurs assises dans la Nuit de Walpurgis.

Naturellement ce n’est pas par amour de l’art qu’elles opèrent; il faut les payer. Parfois elles se contentent de peu.
« Il y a, ma chère, dit une héroïne de Lucien, une excellente magicienne, Syrienne de naissance, robuste et vigoureuse, qui m’a jadis raccommodée avec Phanias, lequel, ainsi que ton Charinus, s’était brouillé avec moi pour une vétille. Après quatre mois entiers elle l’a ramené auprès de moi par ses enchantements… Elle ne prend pas cher ; elle demande seulement une drachme et un pain. Il faut cependant apporter encore du sel, sept oboles, du soufre et un flambeau. La vieille les prend. On verse aussi du vin dans un vase et c’est elle qui le boit. Il faudra encore que tu te procures quelque chose qui ait appartenu à ton amant : des habits, des chaussures, quelques cheveux ou autres objets analogues. Elle les suspendra à un pieu, brûlera du soufre dessous, répandra du sel sur le brasier, en prononçant vos deux noms, le tien et celui de Charinus; puis, tirant une toupie de son sein, elle la fera tourner et récitera son enchantement, composé de plusieurs mots barbares qui font frémir. Voilà, du moins, ce qu’elle a fait pour moi. »

L’obole valant à peu près 0 fr. 15 et la drachme, 0 fr. 95, celte femme se chargeait pour la modeste somme de 2 francs et quelques menues provisions de rétablir la paix dans les unions troublées.

Mais il y avait aussi des opérations plus dispendieuses et des opérateurs moins réservés.Un autre personnage de Lucien eut affaire à un jeune homme qui venait justement d’entrer en possession de son patrimoine. Quelle aubaine ! quelle occasion ! un être riche, amoureux et prêt à tous les sacrifices pour triompher des froideurs de sa belle! Il dut payer 4 mines (370 francs) avant la cérémonie et 16 mines (1480 francs) après. C’est ce qui s’appelait, dans l’argot du métier, « tondre les gens gras ». A un pareil taux, il faisait bon d’être sorcier;

Il est à remarquer, du reste, que si, au début de l’Empire, les sorcières, entremetteuses et empoisonneuses, étaient fort à la mode, surtout auprès du peuple — et il est certain qu’elles le demeurèrent encore dans la suite — le second siècle vit éclore un genre nouveau de magiciens, beaucoup plus relevé ; thaumaturges issus de l’Orient qui, par une mise en scène habilement préparée, surent se concilier la faveur des gens distingués. Le type en est l’Alexandre d’Abonotichos de Lucien, le Cagliostro de l’époque : « Sa taille était haute, sa physionomie belle, avec quelque chose de divin ; il avait le teint blanc et le menton peu fourni de barbe; ses cheveux naturels, mêlés à une chevelure artificielle, s’y ajustaient avec tant d’adresse qu’il était peu de gens capables de découvrir cette fraude; ses yeux étincelaient et brillaient d’un éclat surhumain; sa voix sonnait doucement : il était de tout point irréprochable. » Ne sachant comment gagner sa vie, il s’avisa de se faire magicien. En Macédoine, il voit dés serpents d’une grandeur considérable, niais si privés et si doux que les femmes peuvent les.nourrir et les enfants les coucher dans leur berceau. Ce fut l’origine de sa fortune. Pour l’établir, il retourne dans sa ville natale, où il fait son entrée les cheveux flottants et bouclés, vêtu d’une robe de pourpre à raies blanches, avec un manteau blanc par dessus, une épée recourbée à la main, annonçant à tous qu’Esculape est venu dans la cité, qu’il l’a choisie comme demeure, qu’il se fera connaître quelque jour.

A la nuit noire, il se rend secrètement dans un temple que l’on était en train de bâtir ; les fondations en étaient encore fraîchement creusées et l’eau s’y était amassée. Il y dépose un oeuf d’oie, qu’il avait préalablement vidé et dans lequel était enfermé un petit serpent nouveau-né ; il enfoncé l’oeuf dans une cavité pleine de vase et s’en va.

Le lendemain, au milieu du jour, il accourt à la place publique, sans autre vêlement qu’une ceinture brodée d’or, sa fameuse épée recourbée à là main, secouant sa chevelure flottante. Il monte sur une sorte d’autel d’où il harangue le peuple, le félicite de la visite prochaine de son dieu tutélaire et lui ordonne dé le suivre jusqu’au temple. Là il se fait porter à l’endroit creusé qu’il appelle la Source même de l’oracle, entre dans l’eau en chantant à pleine voix un hymne en l’honneur d’Esculape et d’Apollon et prie le dieu de se révéler. Il demande alors une coupe, la plonge dans l’eau et tire du milieu de là vase l’oeuf dans lequel le dieu était enfermé. Les spectateurs, les regards fixés sur lui, sont tout étonnés de voir qu’il a ainsi trouvé un oeuf. Alexandre le casse dans le creux de sa main et leur montre le petit serpent qui s’enroule autour de ses doigts. La foule éclate en prières et en actions de grâce et l’on reconduit chez lui en triomphe le faux prophète. Sa réputation était faite ; il n’avait plus désormais qu’à l’exploiter. Il en vécut jusqu’à 70 ans, On s’aperçut alors seulement, en lui donnant une douche pour calmer la maladie qui devait l’emporter, qu’il était chauve et qu’il n’avait pas plus de pouvoir contre la fièvre que de cheveux. Ce qui n’empêcha pas des charlatans de l’imiter et le publie d’avoir recours à eux.

C’est qu’il aurait été bien embarrassé, pour obtenir ce qu’il demandait à la magie, de s’adresser à d’autres qu’à des gens de leur espèce ; ses exigences réclamaient non seulement des auxiliaires complaisants, mais, à proprement parler, des complices.

Car il s’agissait, la plupart du temps, de réaliser par des moyens illicites, en violentant les lois de la nature, quelque projet nuisible aux hommes ou aux choses. Tantôt on se contentait de vouloir causer des dommages aux biens d’autrui, par vengeance ou par intérêt; par exemple on cherchait à faire éclater des orages sur les vignes d’un adversaire, ou à rassembler dans son jardin tous les rats de la région pour le dévaster; de plus audacieux n’hésitaient pas à tâcher d’attirer sur leurs terres les fruits des champs voisins. Tantôt on s’attaquait aux personnes, à leur santé, à leur mémoire, à leur esprit, à leur vie même. On prétendait que si Caracalla était devenu fou, c’était à la suite d’incantations magiques ; la mort de Germanicus était due, au dire de ses amis, à des pratiques de sorcellerie. Tel fut aussi, suivant une tombe d’Afrique, le sort d’une jeune femme mariée à 15 ans et morte à 28: « Elle n’a pas eu la mort qu’elle méritait. Longtemps elle fut alitée, enveloppée par des charmes. L’âme lui a été arrachée de force, elle ne l’a pas rendue à la nature.  » Telle encore la destinée de ce jeune esclave de Livie, fille de Drusus César, dont l’épitaphe contient cette plainte touchante: « J’allais atteindre l’âge de quatre ans, je pouvais être la joie de ma mère et de mon père ; et voici que, par son art funeste, une cruelle sorcière m’a arraché la vie. »
D’autres fois, par une curiosité intéressée, on cherchait à deviner l’avenir, en évoquant les morts et en conjurant les esprits. On leur demandait naïvement de petits services ou de grosses indiscrétions.