Le Sabbat par Th. Gautier

Théophile Gautier, l’incomparable styliste, nous fournit, dans les vers ci-après, extraits de son poème Albertus ou l’Ame et le Péché, un tableau saisissant du Sabbat « légendaire », c’est-à-dire du Sabbat noirci par les inquisiteurs. Hâtons-nous d’ajouter, pour ceux qui l’ignoreraient, que Théophile Gautier fut un sceptique, et qu’il n’a entendu faire ici, comme dans son roman intitulé « Spirite » qu’une oeuvre de pure imagination. Nous la citons à titre de curiosité archaïque et comme une des pages les plus émouvantes que nous ayons lues en matière de Sorcellerie.

Chauves-souris, hiboux, chouettes, vautours chauves,
Grands-ducs, oiseaux de nuit aux yeux flambants et fauves,
Monstres de toute espèce et qu’on ne connaît pas,
Stryges au bec crochu, goules, larves, harpies,
Vampires, loups-garous, brucolaques impies,
Mammouths, léviathans, crocodiles, boas,
Cela grogne, glapit, siffle, rit et babille,
Cela grouille, reluit, vole, rampe et sautille?
Le sol en est couvert, l’air en est obscurci.
Des balais haletants la course est moins rapide,
Et de ses doigts noueux tirant à soi la bride,
La vieille cria : « C’est ici. »
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Une flamme jetant une clarté bleuâtre,
Comme celle du punch, éclairait le théâtre.
C’était un carrefour dans le milieu d’un bois.
Les nécromants en robe et les sorcières nues,
A cheval sur leurs boucs, par les quatre avenues,
Des quatre points du vent débouchaient à la fois.
Les approfondisseurs des sciences occultes,
Faust de tous les pays, mages de tous les cultes,
Zingaros basanés et rabbins au poil roux,
Cabalistes, devins, rêvasseurs hermétiques,
Noirs et faisant râler leurs souffles asthmatiques :
Aucun ne manque au rendez-vous.
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Squelettes conservés dans les amphithéâtre,
Animaux empaillés, monstres, fœtus verdâtres,
Tout humides encore de leur bain d’alcool ;
Culs-de-jatte, pieds-bots montés sur des limaces,
Pendus tirant la langue et faisant des grimaces ;
Guillotinés blafards, un vubau rouge au col,
Soutenant d’une-main leur tète chancelante. Tous les suppliciés, foule morne et sanglante,
Parricides manchots couverts d’un voile noir,
Hérétiques vêtus de tuniques soufrées,
Roués meurtris et bleus, noyés aux chairs marbrées :
C’était épouvantable à voir.
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Le président, assis dans une chaire noire,
Avec ses doigts crochus feuilletant le grimoire,
Epelait à rebours le nom sacré de Dieu.
Un rayon échappé de sa prunelle verte
Eclairait le bouquin et, sur la page ouverte,
Faisait étinceler les mots en traits de feu.
Pour commencer la fête on attendait le Maître.
On s’impatientait; il tardait à paraître
Et faisait sourde oreille à l’évocation.
Enfin, il arriva, fit un signe, et la troupe,
Pour ouïr le concert, se réunit en groupe.
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Les virtuoses font, sous leurs doigts secs et grêles,
Des stradivarius grincer les chanterelles ;
La corde semble avoir une âme dans sa voix;
Le tam-tam caverneux comme un tonnerre gronde ;
Un lutin jovial, gonflant sa face ronde,
Sonne burlesquement de deux cors à la fois.
Celui-ci frappe un gril, et cet autre en goguettes
Prend pourtambour son ventre et deux os pour baguettes.
Quatre petits démons sous un archet de fer
Font ronfler et mugir quatre basses géantes.
Un grand soprano tord ses mâchoires béantes :
C’est un charivari d’enfer.
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Le concerto fini, les danses commencèrent.
Les mains avec les mains en chaîne s’enlacèrent.
Dans le grand fauteuil noir le diable se plaça
Et donna le signal. Hurrah! hurrah! la ronde
Fouillant du pied le sol, hurlante et furibonde,
Comme un cheval sans frein, au galop se lança.
Pour ne rien voir, le ciel ferma ses yeux d’étoiles
Et la lune prenant deux nuages pour voiles,
Toute blanche de peur, de l’horizon s’enfuit.
L’eau s’arrêta troublée, et les échos eux-mêmes
Se turent, n’osant pas répéter les blasphèmes
Qu’ils entendirent cette nuit!
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On eût cru voir tourner et flamboyer dans l’ombre
Les signes monstrueux d’un zodiaque sombre;
L’hippopotame lourd, Falstaffà quatre pieds,
Se dressait gauchement sur ses pattes massives
Et s’épanouissait en gambades lassives.
Le cul-de-jatte, avec ses moignons estropiés,
Sautait comme un crapaud, et les boucs, plus ingambes,
Battaient des entrechats, faisaient des ronds de jambes.
Une tête de mort à pattes de faucheux
Trottait par terre ainsi qu’une araignée énorme;
Dans tous les coins grouillait quelque chose d’informe;
Des vers rayaient le sol gâcheux.
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La chevelure au vent, la joue en feu, les femmes
Tordaient leurs membres nus en postures infâmes;
Arétin eût rougi. Des baisers furieux
Marbraient les seins meurtris et les épaules blanches;
Des doigts noirs et velus se crispaient sur les hanches,
On entendait un bruit de chocs luxurieux.
Les prunelles jetaient des éclairs électriques,
Les bouches se fondaient en étreintes lubriques;
C’étaient des rires fous, des cris, des râlements !
Non, Sodome jamais, jamais sa soeur immonde
N’effrayèrent le ciel, ne souillèrent le monde,
De plus hideux accouplements.

TH. GAUTIER.

Source : Histoire philosophique et politique de l’occulte : magie, sorcellerie, spiritisme / par Félix Fabart ; avec une préface de Camille Flammarion (Bibliothèque nationale de France)